dimanche 5 juillet 2015

Economie collaborative



Economie collaborative

Introduction

L'économie collaborative est très fréquemment remplacée par le néologisme « uberisation » en référence à l'entreprise Uber. Cette dernière a développé une plate-forme mobile de mise en relation d'usagers avec des chauffeurs VTC  et anime actuellement les débats autour de son service UberPOP. On utilise également ce néologisme pour définir le phénomène de « disruption destructrice » qui touche actuellement l'ensemble des industries. Je trouve ces définitions très réductrices. De la même manière que je trouve trop conservateur de déclarer que "Uber et Airbnb n'ont rien à voir avec l'économie de partage". Bien sûr, l'économie de partage recèle beaucoup plus de richesses. Mais je crois également que Uber et Airbnb constituent une nouvelle forme de l'économie collaborative, celle qui a émergé avec l'internetisation. Mais quelles sont les différentes facettes de l'économie de partage? De quelle manière a-t-elle évoluée? Comment expliquer cette déferlente?
Et vers quel genre de société pourrions-nous tendre? Ce sont toutes ces réflexions que je souhaiterais partager avec vous dans ce billet.

1. Qu'est-ce que l'économie collaborative ?

A l'origine, l'économie collaborative ou « pair-à-pair » est un groupe d'individus auto-organisés autour de la production et l'accès partagé de biens en commun. J'aurai pu m'en tenir à cette définition mais je ne vous aurai donné qu'une vision conservatrice et parcellaire de ce qu'est l'économie collaborative.

D'abord, elle s'est « dématérialisée » pour répondre à des besoins d'accéder à un service et non plus détenir un produit. Cette définition s'est donc étendue pour inclure d'autres notions comme la consommation ou la production collaboratives, le financement ou les modes de vie collaboratifs qui introduisent des usages comme l'échange, le troc, la vente, la location ou l'achat en commun. Les associations tontinières sont un bon exemple de financement collaboratif : un groupe de personnes constitue une association collective d'épargne, sur la base de vraies relations sociales et de confiance, afin de pouvoir aider chacun des membres ou investir dans des projets ou activités économiques décidés collectivement.

Ensuite, cette nouvelle forme d'économie de partage prend son essor dans les années 90 avec la démocratisation de l'internet, années marquées notamment par la création de la première plate-forme collaborative - dédiée à la vente aux enchères – eBay. Dès lors, nous assistons à la désintermédiation, la plate-forme de service devient l'outil unique d'intermédiation entre les différents acteurs de cette économie de partage même si elle ne constitue pas à proprement dit un bien en commun. Uber et Airbnb sont de bons ambassadeurs de l'effet de l'internetisation et de cette désintermédiation.

Enfin, l'explosion d'internet favorise l'expansion de ce phénomène à très grande échelle.

2. L'économie collaborative : le raz-de-marée

Depuis, les plate-formes collaboratives se multiplient : couchsurfing, covoiturage, crowfunding, DIY, etc. De nombreuses startups ont pu démarrer grâce à des levées de fonds sur internet.
Ce phénomène n'épargne aucun secteur d'activités :
  • le commerce avec des acteurs comme Priceminister ou Alibaba,
  • l'hôtellerie avec Airbnb,
  • le covoiturage avec Blablacar,
  • le secteur beauté avec Popmyday,
  • le secteur bancaire avec les plate-formes web de prêt et de paiement en ligne des FinTech,
  • les fablabs comme TechShop ou Shapeways (démocratisation de l'impression 3D) ou Custom Made,
  • l'énergie avec Mosaic une plate-forme de partage autour de l'énergie solaire ou Yeloha permettant de mettre en relation les consommateurs directement avec des producteurs d''électricité indépendants,
  • etc.
Selon moi, ils ont du succès car : ils simplifient et fluidifient l'expérience client, ils intègrent les utilisateurs finaux comme contributeurs à la création de valeur, ils tissent des liens directs avec les consommateurs, ils réinventent la relation entre consommateurs et producteurs, ils sont utilisateurs de leurs propres plate-formes collaboratives (ex. : Blablacar), ils offrent des services à coûts réduits du fait d'un plus faible coût de revient et bien sûr ont tous adopté une organisation agile et responsabilisante.

Ces nouvelles startups bousculent même les grands groupes comme Accor qui craignent de se faire « uberiser ». Pour prévenir une possible « uberisation » de leurs activités, il créent des i-lab à l'instar d'Air Liquide afin de définir de nouvelles opportunités de marchés, d'expérimenter de nouveaux modèles dans une démarche d'attaquant, de déterminer les éventuels concurrents et leurs impacts, de créer de la valeur pour l'entreprise. D'autres procèdent à des rachats (MisterGoodDeal par Darty), investissent dans des startups (SNCF avec OuiCar) ou s'en inspirent en adoptant par exemple des espaces de discussions en direct entre usagers sur leurs sites (click-to-community). Total s'est même lancé dans la vente en ligne avec fioulmarket.fr.

3. Symptômes d'une société en pleine mutation

L'expansion de ces plate-formes collaboratives n'est-elle finalement pas symptomatique d'une société en pleine mutation ?

Dans ce chapitre, je vous propose de revenir sur le cas de la profession de taxis car elle illustre bien la période de transition et de contradictions que nous vivons.

Afin de pouvoir exercer, les chauffeurs de taxis doivent disposer d'une licence. Cette licence est attribuée gratuitement mais la durée d'obtention pouvant atteindre une dizaine d'années du fait du rationnement du nombre de licences, les plus pressés l'achètent de gré à gré aux titulaires cédants, créant ainsi une fluctuation des cours en fonction de l'offre et de la demande. Le prix de cette licence a culminé à 240.000 euros en janvier 2013! Je trouve aberrant qu'on en soit arrivé à devoir payer pour une licence attribuée à la base gratuitement! C'est un prix très onéreux pour pouvoir être « autorisé à stationner » que certains chauffeurs de taxis mettront des années à rembourser!

L'arrivée des compagnies de Voiture de Transport avec Chauffeur (VTC), à l'instar d'Uber, a cassé le monopole des taxis. Mais au lieu de remettre en question l'ancien modèle, d'ouvrir la profession, de supprimer la limitation des licences voire d'annuler la rente des détenteurs actuels de licences, la réponse aux conflits a été de soumettre des règles aux VTC toutes aussi contraignantes (loi Thévenoud). C'est sûr, d'un premier abord, nous avons un sentiment de justice car chaque profession semble être sur un même pied d'égalité mais ne nous détournons-nous pas du vrai problème ? J'ai discuté avec de nombreux chauffeurs de taxis et beaucoup s'endettent pour pouvoir acheter cette licence. Ce modèle est-il encore adapté au nouveau contexte sociétal ? Le problème est bien qu'on essaye de faire du neuf avec du vieux ; on rajoute des surcouches de plus en plus difficiles à extriquer.

Bien plus disruptif et controversé, UberPOP permet à des particuliers de s'improviser conducteurs et de les mettre en contact de clients via une application mobile. Après avoir été qualifié illégal par le gouvernement, après les manifestations des taxis, les violences entre les taxis et les chauffeurs UberPOP, Uber a finalement décidé le 03 juillet 2015 de suspendre son service en France.

Autour d'UberPOP, la polémique rôde. D'un côté, certains la considèrent comme une source de création d'emplois, certains particuliers voient une opportunité de travailler ou de compléter leurs revenus dans une société où le plein emploi n'existe plus, nombre de clients retrouvent un service simplifié, efficace et moins cher. De l'autre côté, certains y voient une concurrence déloyale ou une activité non réglementée et illégale, source d'emplois précaires. En effet, ce service n'est agréé par aucune autorité, inscrit à aucun registre professionnel officiel et ne paie donc ni cotisations sociales, ni impôts. Et le conducteur n'a pas de carte ni d'assurance pour une activité de transporteur professionnel.

Je pense que les deux points de vues sont vrais, que ce « capitalisme de plate-forme » est inévitable et n'est qu'une première étape. Je pense qu'il faut la réguler au lieu d'essayer de la démanteler.

Pourquoi est-ce inévitable ? Parce que ces plate-formes de consommation se développent à grande vitesse (Uber, Autolib, Blablacar, etc.). Même les grandes entreprises commencent à investir dessus ou à réaliser des partenariats. Même si UberPOP a suspendu son service en France, d'autres vagues viendront perturber cette profession. Au mois de juin, BMW, Ford et GM ont annoncé un service d'auto-partage avec leurs véhicules. En France, la SNCF propose son service de covoiturage IDVroom et a investi dans une startup de location de voitures entre particuliers OuiCar.

Par ailleurs, je suis persuadée que nous assistons à l'émergence d'une société de travailleurs autonomes et indépendants et que ces plate-formes d'économie collaborative ne font qu'accentuer ce phénomène. La dématérialisation des espaces de travail fait déjà partie de notre quotidien. Le télétravail préfigure déjà cette évolution. Aux Etats-Unis, la plate-forme d'outsourcing Upwork réunit plus de 10 millions de spécialistes indépendants oeuvrant depuis le monde entier et 4 millions de clients.

Et je suis catégorique sur le fait qu'elle doit être réglementée pour éviter la précarité, y réintégrer le droit du travail, la protection sociale et juridique... et les fiscalités... Il faut donc la réguler suivant un nouveau modèle plus adapté à notre nouvelle société au lieu d'essayer de la dissoudre.

Mais ce n'est qu'un début car la révolution arrivera avec l'automatisation et la robotisation. C'est déjà une réalité comme par exemple dans les chaînes de production de l'industrie automobile ou bien avec l'automatisation des lignes de transport en commun. Dans le cas de la profession de taxis, cette rupture viendra avec les véhicules autonomes – substitution de l'homme par la machine – technologies que certaines entreprises comme Google et Uber expérimentent déjà.

Ces exemples illustrent bien une société en pleine mutation, mutation accélérée par la technologie. Je pense que nous sommes encore dans une phase de transition qui s'accompagne de contradictions car nous savons que cette transformation numérique est inévitable et qu'il faut la favoriser question de survie – initiative French Tech créée par le gouvernement fin 2013 par exemple. Mais d'un autre côté, nous la freinons car nous n'arrivons pas à maîtriser ses impacts et parce que se mettre dans une posture de changement n'est pas simple. Nous devons sortir de notre état de statisme, étudier de quelle manière intégrer ce nouveau modèle économique, repenser le travail de demain et éduquer pour préparer à ces nouveaux emplois.

4. Vers une société collaborative et une consommation durable ?

Mais comment s'explique cet engouement pour cette économie de partage ?

D'un premier abord, elle est motivée par des besoins individuels :
  • Pour certains, elle est source d'emplois ou permet d'arrondir les fins de mois.
  • C'est un moyen d'optimiser son pouvoir d'achat en période de crise.
  • Certains consommateurs y trouve plus de praticité, de flexibilité, d'innovations et d'expériences nouvelles.
  • D'autres la voient comme une alternative au système marchand conventionnel qui ne répond pas à leurs besoins.
Mais en creusant davantage, nous voyons se développer des valeurs et des initiatives collectives et « durables » :
  • En période de crise, je crois que les notions de partage et d'entraide s'imposent davantage. Et cette économie collaborative permet de relier les individus entre eux, de créer des liens sociaux, de créer des nouvelles formes de solidarité et de développer des services locaux multi-acteurs.
  • De plus en plus informés et conscients de la rarification des ressources naturelles, certains voient la consommation collaborative comme un moyen de réduire l'empreinte écologique : économiser les ressources naturelles par des actes de déconsommation et par la mutualisation des produits, des services ou de capacités inexploitées.
  • Je trouve que la smart city est une bonne illustration d'une société collaborative, la ville devient un objet collaboratif résultant des interactions entre les collectivités, les entreprises et les citoyens. Les citoyens sont plus que jamais acteurs de leur ville comme consommateurs et producteurs de valeurs, de données et de services.
  • Des collectifs se créent, à l'instar de OuiShare, pour essayer de définir et construire une société collaborative. Même si je n'adhère pas à certaines idées radicales, le livre « Société Collaborative » de OuiShare ouvre des portes de réflexion et esquisse des idées sur ce que pourrait être cette société collaborative.
  • Aux Etats-Unis, naissent des initiatives d'empowerment des citoyens transformant des jeunes défavorisés ou bénévoles en citoyens autonomes et responsables en les faisant participer à des activités pour la communauté (ex.: Community House).
Je finirais sur les quatre points qui me semblent les plus urgents et qui montrent la nécessité de tendre vers une société plus collaborative et solidaire :
  • Les motivations écologiques : l'épuisement des ressources naturelles et l'empreinte écologique sont des réalités pour lesquelles nous devons agir et la consommation durable et responsable doit pouvoir contribuer à réduire notre consommation de ressources naturelles et à réduire l'empreinte écologique. C'est une démarche individuelle, locale, nationale et mondiale.
  • L'évolution du travail : le marché de l'emploi est en crise, l'économie collaborative doit permettre de créer une nouvelle forme d'emplois. Pour autant, cela ne veut pas dire qu'il faille faire n'importe quoi. Il faut réglementer et assurer protection sociale et juridique. En attendant, des Coopératives d'Activités et d'Emplois (CAE) destinées aux entrepreneurs et aux travailleurs indépendants existent. Ce sont des mutualistes communautaires qui permettent de garantir un niveau de salaire et de couverture sociale à ses adhérents.
  • Par ailleurs, l'automatisation et la robotisation seront les vecteurs d'une nouvelle ère dans laquelle, je suis persuadée, le partage et la solidarité auront une place essentielle.
  • L'éducation : de nouveaux modèles émergent tournés autour de l'encapacitation, l'apprentissage partout (MOOC), l'apprentissage tout le temps (Lifelong Learning), il faut les booster pour permettre à chacun, jeunes comme seniors, de développer notre capacité d'adaptation et d'action dans un monde en perpétuelle évolution.

Conclusion

L'économie collaborative est devenue bien plus que la production, la mutualisation et l'entretien de biens en commun, matériels ou immatériels. Elle a évoluée pour répondre aux besoins de la société moderne, elle s'est dématérialisée pour répondre à des besoins d'accéder à des services. Elle s'est étendue avec internet et elle se propage à grande vitesse avec l'accélération numérique. Elle intègre pleinement la notion de « multitude » au sens digital du terme par le biais des plate-formes collaboratives.
Mais bien plus que cela, nous voyons l'émergence de mouvements tendant vers une société plus collaborative pour donner plus de sens dans un environnement en pleine mutation, une société tournée vers la responsabilisation, l'engagement, la collaboration, la solidarité, le partage, l'échange et une consommation durable. L'accélération numérique est finalement a double tranchant : elle est une des causes de la mutation de notre société mais elle facilite aussi l'accès à cette société contributive.


-- Agnès Vugier